Juin 1944 en Normandie : les défenses allemandes.
Les britanniques voient depuis 1942 se dresser devant leurs côtes la Forteresse Europe d'Hitler. Chapeauté ensuite par Rommel, ce Mur de l'Atlantique constitue pour la propagande allemande un obstacle infranchissable. D'après Goebbels, son Führer peut dormir tranquille en cas d'attaque à l'Ouest. Mais le ministre de la propagande a-t-il vraiment raison ?
Rommel au pied du mur
Dépendant directement d'Hitler, le maréchal Von Rundstedt, commandant en chef des armées de l'Ouest, sait qu'en ce mois de juin l'attaque des alliés sur son secteur est proche. Pour lui, Eisenhower lancera son opération amphibie (Neptune) dans le Nord de la France, vraisemblablement dans le Pas-de-Calais. Il sait aussi que le Mur de l'Atlantique ne sera pas en mesure de stopper l'arrivée et la progression de ses adversaires.
Car depuis septembre 1942, les allemands sont à l’œuvre pour tenter de se barricader derrière des défenses couvrant la Mer du Nord, la Manche et l'Atlantique. Hitler a exigé que ces 5 000 km de côtes soient imprenables par une tentative d'invasion externe. Dans sa démesure, le führer a demandé l'édification de 15 à 20 casemates par kilomètre de rive.
Seulement, l'organisation Todt, en charge de ce titanesque ouvrage, a du mal à tenir les délais. Le manque de matières premières, la main-d’œuvre déroutée vers la création des bases de V1, et les sabotages de la résistance contrarient le planning des ingénieurs. Ainsi à l'été 1943, seulement 8 400 des 15 000 blockhaus prévus sont construits. Face à ce retard, l'Oberkommando der Wehrmacht (l'OKW), conforté par le raid des alliés à Dieppe en août 1942 (opération Jubilee), fait du Nord de la France sa priorité défensive. La côte à proximité de l'Angleterre, dédiée à la 15. Armée, devient un vaste chantier, ou 517 000 obstacles dont 31 000 mines viennent bientôt renforcer le dispositif anti-invasion.
Maréchal Gerd Von Rundstedt Commandant le front Ouest |
Maréchal Erwin Rommel Commandant le groupe d'Armées B |
Général Friedrich Dollmann Chef de la 7. Armée |
Pour parfaire sa citadelle West, Hitler nomme en novembre 1943 le Maréchal Rommel inspecteur des côtes de la Mer du Nord et de l'Atlantique. En mars 1944, il est promu commandant du groupe d'armées B. Devenu célèbre en Libye à la tête de l'Afrika Korps, Rommel a amassé une solide expérience du combat, notamment face à Montgomery, commandant des troupes terrestres ennemies. Le Maréchal sait qu'il faut à tout prix empêcher les alliés d'ancrer solidement leur tête de pont sur la plage, puis ensuite d'avancer dans les terres. Pour lui, les 24 premières heures suivant l'attaque seront décisives. Mais sa vision s'oppose à celle de Von Rundstedt, ce qui donne lieu à la Panzerkontroverse (voir par ailleurs). Au moins, les deux maréchaux sont d'accord sur une chose, fin 1943, le Mur de l'Atlantique est une farce. Les ports sont bien protégés, mais le reste du littoral est une passoire. Outre de nombreux courants d'air dans leur muraille, les défenseurs manquent de profondeur sur leurs arrières. Alors Rommel met la pression et se démultiplie sur le terrain. Les ouvriers s'activent, édifiant en quelques mois 4 600 ouvrages défensifs supplémentaires. Suivant le mouvement, l'organisation Todt double sa production de béton armé, son volume passant de 357 000 à 722 000 m3 par mois. Les Widerstandsnesters (WN), ou nids de résistance, sortent rapidement du sable. Sur le rivage fleurissent des milliers de pieux de bois surmontés par des explosifs. Et les sorties de plages sont bientôt interdites par des barbelés et des murs antichars, tandis que 5 millions de mines piègent le littoral. Pour empêcher tout assaut aéroporté, les champs et les prairies sont inondés. Afin de contrecarrer l'arrivée de planeurs, 5 à 6 millions de pieux longs de 3 mètres y sont méthodiquement plantés.
Lacanau, le 10 février 1944 : Rommel inspecte des troupes indiennes incorporées au service allemand. (Muller/Archives fédérales allemandes) |
Char Tigre dans le bocage normand. Ces unités blindées sont un atout majeur dans le jeu de Rommel. (Arthur Grimm/Archives fédérales allemandes)
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Parachutiste allemand. Le FJR 6 sera une mauvaise surprise sur Utah Beach pour la 101st US Airborne. (Hôss/Archives fédérales allemandes) | Mai 1944 : avec des matériaux le plus souvent récupérés, Rommel hérisse les plages d'obstacles afin d'éventrer le fond plat des péniches de débarquement (United States Marine Corps Robert Bare Collection) |
L'organisation Todt
Cette organisation créée par l’ingénieur Fritz Todt dota l’Allemagne d’un réseau routier entre 1933 et 1938. Puis elle œuvra à l’édification de la ligne Siegfried et ses 22 000 bunkers. A l’aube de la Seconde Guerre Mondiale, elle a donc une solide expérience dans les ouvrages d’ampleur et l’encadrement de centaines de milliers d’ouvriers. Devenue pendant la guerre l’agence chargée des projets de construction de la Wehrmacht, la Kriegsmarine et la Luftwaffe font appel à l’O. T. pour leurs bases sous-marines et les aérodromes. Speer, devenu chef de l’O. T., suit les ordres d’Hitler en 1942 et entreprend la construction du Mur de l’Atlantique. Ainsi, pour faire sortir de terre les 15 000 blockhaus exigés et respecter les délais, 200 entreprises allemandes sont mandatées, qui elles-mêmes sous-traitent certaines tâches à des entreprises françaises.
Dans un souci de gain de temps, les fortifications sont standardisées, mais bientôt le problème de la main-d’œuvre se pose. Faisant au début appel au volontariat, cette manne humaine est insuffisante face aux besoins croissants de l’Atlantikwall. Aussi l’O. T. s’octroie la complicité du régime de Vichy : des entreprises, déclarées non utiles à l’effort de guerre, doivent fermer faute de contrats. Les chômeurs et les travailleurs étrangers sont alors appâtés grâce à une propagande ciblée : bon salaire, primes, protection contre la déportation en Allemagne. Au début 1944, ce sont les autorités de Vichy qui s’occupent du « recrutement » et de l’affectation des travailleurs sur le mur. Souvent, les contremaîtres sont des anciens de la Légion des Volontaires Français (LVF), à la botte d’ingénieurs allemands. En juin 1944, 300 000 personnes sont ainsi au travail sur les côtes françaises, dont un tiers de français, les deux tiers restants étant des personnels étrangers. Ces-derniers sont plutôt des forçats, sommés par l’occupant de construire des bunkers à la chaîne.
Cependant, outre un mur à rendre imperméable, Rommel doit aussi composer avec le moral en berne de ses troupes. L'âge des soldats est élevé dans ses divisions (certaines unités dépassent les 35 ans de moyenne), et beaucoup d'hommes, à l'exception des SS, pensent la guerre irrémédiablement perdue. Pour combler les pertes subies sur le front russe, 35 000 prisonniers soviétiques ou polonais sont transférés en Normandie et renflouent les troupes allemandes. Seulement la motivation et le sens du sacrifice de ces Osttruppen est relative.
Néanmoins, en mars 1944, les forces allemandes de l'Ouest comptent 1,4 million d'hommes dans leurs rangs, dont 806 000 soldats dans l'armée de terre (Heer). Conscient depuis 1943 qu'un nouveau front va s'ouvrir en Europe de l'Ouest, l'OKW a renforcé le nombre d'hommes face au Royaume-Uni. D'une trentaine de divisions en Hollande, en Belgique et en France en 1942, on atteint 59 divisions au printemps 1944. Malheureusement pour Eisenhower, dans cette armée d'occupation cantonnent quelques unités d'élite : 10 divisions blindées, soit 170 000 hommes et 1 500 chars. Cependant, une seule division blindée correctement pourvue stationne dans le secteur d'Overlord, la 21. Panzerdivision, au Sud de Caen. Son commandant, le generalleutnant Feuchtinger, ancien artilleur sans aucune expérience des chars, se heurte au mépris des autres généraux.
Justement, en Normandie, le général Dollmann et sa 7. Armée peuvent compter sur une force de 160 000 hommes stationnés de l'estuaire de la Dives jusqu'à la Loire. Ils composent entre autres les 243., 352., 709., 711., 716., et 91. Infanterie-Divisions. Mais comme vu précédemment, leur combativité est moindre et les divisions sont clairsemées car ponctionnées pour alimenter le front de l'Est (par exemple on dénombre seulement 7 770 soldats pour la 716. ID, qui en comptait 17 000 en 1943).
Mais attention, comme pour les blindés, des unités aguerries peuplent aussi les rangs allemands. C'est le cas de la 352. ID, forte de 12 800 combattants, qui tient le futur secteur d'Omaha Beach. Ou du Fallschirmjäger-Régiment 6 du baron Von der Heydte, troupe parachutiste qui vendra chèrement sa peau à Carentan face à la 101st US Airborne Division. Car les 3 457 paras du FJR 6, en plus d'un esprit de corps indéfectible, sont dotés d'un excellent armement. Jeunes (18 ans en moyenne) et déterminés, ils disposent d'un nombre important de mitrailleuses.
De gros calibres attendent les alliés.
Lors de son approche du continent, le corps expéditionnaire allié va également rencontrer de gros calibres. En mars 1944, on estime à 3 800 le nombre de canons et d'obusiers placés à l'Ouest. 18 batteries d'artillerie jalonnent la côte normande, rattachées soit à l'armée de terre, soit à la marine. Equipées de canons allemands, russes, français, ou tchèques, dont les calibres vont de 7,5 à 28 cm, elles sont un danger à ne pas négliger. En juin 1944, 200 WN complètent le dispositif allemand en baie de Seine, mais beaucoup sont encore en chantier.
La Panzerkontroverse
A la veille du D-Day, la principale arme de dissuasion allemande pouvant contrarier la bonne destinée du plan Overlord est représentée par ses divisions blindées. La Luftwaffe et la Kriegsmarine ayant été essorées par les alliés, le Panzergruppe West du Général Von Schweppenburg est le meilleur espoir de Rommel pour empêcher l'invasion. Le renard du désert souhaite pouvoir rapprocher les 1 500 chars et les 170 000 hommes de ce Panzergruppe au plus près des plages. Car c'est lorsqu'ils débarqueront que les alliés seront les plus vulnérables. Rommel doit donc pouvoir projeter rapidement ses troupes d'élite contre la tête de pont ennemie. Il sait qu'Eisenhower maîtrise le ciel et les eaux. Lors de débarquement, si ses chars sont trop loin de la côte, ils auront du mal à rejoindre la ligne de front, car harcelés par la RAF et l'USAAF.
Cependant, il est en désaccord avec Von Schweppenburg et Von Rundstedt. Ces deux derniers estiment qu'il faut au contraire laisser l'ennemi prendre pied sur la plage et même avancer dans les terres. Puis enfin ils le rejetteront à la mer à l'aide d'une puissante contre-attaque des blindés. Paris étant vital, ils préfèrent cantonner leurs chars à proximité de la capitale.
Face à ce litige, Hitler choisi de ne pas trancher et ménage les deux parties : 3 Panzerdivisions pour Rommel, 3 autres partent dans le Sud de la France renforcer le groupe d'armées G, et les 4 dernières vont à Von Rundstedt. Cela ne satisfait personne. Mais de toute façon, aucun char allemand ne pourra bouger une chenille sans l'aval du Führer.
Contrôler pour mieux régner
Les météorologues du haut commandement de l'Ouest ont rassuré Rommel et Von Rundstedt. Pour eux, le mauvais temps prévu les 5 et 6 juin empêchera toute tentative de débarquement ennemi. Rommel profite donc de cette opportunité pour quitter son QG de la Roche-Guyon et retourner en Allemagne pour l'anniversaire de madame. Il en profitera aussi pour voir Hitler, à qui il compte demander de rapprocher ses divisions blindées vers le rivage. Mais son périple sera long, car comme depuis début 1944 le ciel européen est devenu hostile aux allemands, il doit voyager en voiture.
Du côté de la 7. Armée, la tranquillité est aussi de mise. Le général Dollmann a abaissé le niveau d'alerte et convoqué ses subordonnés à Rennes pour un exercice (le Kriegspiel). Le thème de cet exercice ? Un débarquement anglo-américain... Le 6 juin, la moitié des commandants de division ne seront donc pas à leur poste. D'ailleurs cet exercice n'est pas superflu pour parfaire la coordination des armes. Car le commandement laisse aussi à désirer. Les gradés ont bénéficié d'une solide formation initiale, et beaucoup sont des vétérans du front de l'est. Mais leurs compétences sont mal exploitées par Hitler. Von Rundstedt n'a pas autorité sur la Kriegsmarine ou la Luftwaffe. Même chose pour Rommel, qui ne commande directement que les 7. et 15. Armées. Il est normalement le subordonné de Von Rundstedt, mais il a un accès direct au Führer. Rommel peut donc court-circuiter son supérieur. Cependant toutes les grandes décisions, notamment l’engagement des blindés, sont la prérogative d'Hitler, resté bien loin de la future ligne de front.
Ce contrôle lui permet en fait d'entretenir la rivalité entre ses généraux. Cette absence de commandement interarmes fera d'ailleurs dire à Von Rundstedt : « La seule autorité que j'avais, en tant que commandant en chef de l'Ouest, c'était de donner l'ordre de changer la sentinelle qui veillait devant ma porte. »
Inspection d'une batterie d'artillerie sur le Mur de l'Atlantique français début 1944
(Johannes Hähle/Archives fédérales allemandes)
Ça ne plane plus pour la Luftwaffe
L'aviation allemande, malgré les dénis de Göring, n'a plus le lustre de 1940. Durement éprouvée depuis le début 1944, elle a laissé le contrôle de l'espace aérien aux alliés (voir la Luftwaffe assassinée). Il incombe à la 3. Luftflotte du Feldmarshall Sperrle de défendre l'Ouest de l'hexagone. Une mission qu'elle assure avec seulement 820 appareils, dont 110 chasseurs. En effet, l'essentiel de l'aviation allemande a déjà fort à faire pour défendre le ciel du IIIe Reich contre les bombardements stratégiques. Eprouvées par les raids alliés qui ont ravagé ses aérodromes, les escadrilles de Sperrle ont été éparpillées sur des pistes secondaires en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Manquant de pilotes chevronnés, la 3. Luftflotte devra faire des miracles contre l'armada des 12 000 appareils envoyés appuyer l'opération Neptune.
Le Generalfeldmarschall Hugo Sperrle Commandant de la 3. Luftflotte |
Focke-Wulf Fw 190, chasseur-bombardier monoplace allemand.
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La Kriegsmarine en eaux troubles
La marine n'est pas mieux lotie. Ayant perdue la bataille de l'Atlantique au printemps 1943, Dönitz doit faire avec les moyens du bord. L'amiral Krancke, en charge du Groupe Ouest, commande une flotte de quelques dizaines de navires de haute mer. Il a dans sa manche quelques destroyers, des torpilleurs, des vedettes lance-torpilles, des dragueurs de mines, et des navires marchands. Les U-Boote constituent la principale menace pour l'US et la Royal Navy. Mais pour Krancke et ses 100 000 hommes, ce dispositif est bien trop léger pour protéger efficacement toutes les eaux de la Norvège au pays basque.
En résumé, les allemands savent qu'un débarquement va avoir lieu en 1944, mais ils ignorent où et quand. Embrumés par les fausses pistes créées par les alliés, Hitler et son service de renseignements, l'abwehr, sont incapables de savoir où s'ouvrira le second front. La Luftwaffe et la Kriegsmarine étant éreintées, tout repose sur l'infanterie et les blindés retranchés derrière des fortifications côtières à l'efficacité exagérée par la propagande nazie. Car aux prémices du D-Day, l'Atlantikwall est un vaste chantier en cours de réalisation, sans profondeur et de valeur très variable suivant les endroits.
De gauche à droite : l'Amiral Krancke, le Maréchal Rommel et le Général Dollman en visite à Ouistreham en mai 1944 (Speck/Archives fédérales allemandes) |
Trois U-Boote Type XXI en mai 1945 à Bergen.
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Bibliographie => Le Mur de l'Atlantique du Mont-St-Michel au Tréport, de Rémy Desquesnes, éd Ouest France Normandie 1944, de Rémy Desquesnes, éd. Ouest France Les plages du Débarquement, d'Yves Lecouturier, éd. Ouest France Dictionnaire du Débarquement, éd. Ouest France Le Débarquement pour les Nuls, de Claude Quétel, First éditions |